La télémédecine et l'intelligence artificielle à l'heure des parcours de soins

Il y a à peu près un an, nous avions fait un premier billet sur l'apport potentiel de l'intelligence artificielle (IA) au développement de la télémédecine au XXIème siècle (voir le billet intitulé "IA et télémédecine" dans la rubrique "On en parle"). Ce billet résumait un article paru dans la revue américaine "Metabolism" : Hamet P, Tremblay J. Artificial intelligence in medicine. Metabolism. 2017 Apr, 695 : S36-S40.

En clair, depuis un siècle la télémédecine s'est développée pour améliorer l'accès aux soins. Aujourd'hui elle concourt à l'organisation des parcours de soins au sein de territoires numériques. L'IA en médecine vise d'abord à améliorer les diagnostics médicaux et les choix thérapeutiques. L'IA ne peut donc qu'être utile au développement d'une "médecine numérique en ligne".

Laissons aux spécialistes des technologies de l'IA et aux professionnels de fantasmes les aspects prospectifs de cette formidable innovation technologique, notamment lorsque l'IA sera devenue "forte" et "conquérante" sur le monde des humains. Parlons plutôt aujourd'hui de l'IA "faible", telle que le médecin la perçoit, c'est à dire une IA qui contribue à ce que "l'homme soit plus humain".

Le CNOM vient de réaliser un livre blanc ayant pour titre "Médecins et patients dans le monde des data, des algorithmes et de l'intelligence artificielle" https://www.conseil-national.medecin.fr/sites/default/files/cnomdata_algorithmes_ia.pdf. Il faut rendre hommage à l'institution ordinale d'avoir réalisé ce travail d'investigation, de mise au point et de réflexion déontologique, lequel fera date dans le développement de la médecine française au 21ème siècle. Les 33 recommandations ne sont pas toutes éthiques et déontologiques. Certaines sont adressées à l'ensemble des citoyens, aux responsables politiques et des institutions impliqués dans la santé publique.

IL n'est pas de notre intention de commenter ce dernier Livre blanc du CNOM. Nous citerons seulement la 1ère recommandation qui nous semble bien introduire le propos de ce billet : "Les technologies doivent être au service de la personne et de la société, une personne et une société libres et non asservies par les géants technologiques.  Ce principe éthique fondamental doit être réaffirmé à l’heure où les dystopies et les utopies les plus excessives sont largement médiatisées. L’Ordre recommande que des règles du droit positif viennent protéger ce principe éthique fondamental".

Le CNOM a également raison de rappeler dans sa 3ème recommandation consacrée au respect de l'autonomie du patient, les propos de Louis Pasteur sur les missions d'un médecin : "guérir parfois, soulager souvent, consoler toujours". Ces propos humanistes, écrits au XIXème siècle, demeurent d'une grande actualité au siècle de l'intelligence artificielle (IA).

La télémédecine en France a atteint en 2018 une maturité scientifique et économique avec un service médical rendu démontré scientifiquement dans de nombreuses publications internationales (voir sur ce site les billets consacrés au "SMR et patients" dans la rubrique "articles de fond" et "SMR et Droit" dans la rubrique "Droit de la santé")  et avec le financement de ses pratiques dans le droit commun de la Sécurité sociale (SS) pour la téléconsultation par videotransmission et la téléexpertise chez les patients atteints d'une maladie chronique bénéficiant d'une Affection de Longue Durée (ALD) ou dans le droit dérogatoire du Fond d'Intervention Régional (FIR) pour la télésurveillance de cinq maladies chroniques au domicile, jusqu'en 2021 (voir les arrêtés ministériels des 6 décembre 2016, 26 avril et 14 novembre 2017, ainsi que l'article 36 de la LFSS 2018) (voir le billet "téléconsultation (2)" dans la rubrique "Le pratico-pratique") et le billet "Téléconsultation par vidéotransmission" dans la rubrique "Edito de semaine"). Les lecteurs qui souhaiteraient revoir ce que sous-entendent ces pratiques de télémédecine peuvent relire le billet consacré à ce thème ("Clarifions encore ! " dans la rubrique "Edito de semaine" et "Programme ETAPES" dans la rubrique ""On en parle").

Il est donc aujourd'hui possible aux médecins qui le souhaitent de pratiquer la télémédecine auprès de quelques 11 millions de français en ALD. Après avoir été développée, depuis sa création en 1920, pour améliorer l'accès aux soins de patients atteints de maladies aiguës et isolés dans des lieux difficilement accessibles (paquebot, station spatiale, plateforme pétrolière, populations du Grand Nord ou de l'Amazone), la télémédecine de l'ère numérique va aider l'ensemble des soignants à travailler dans les parcours de soins de patients atteints de maladies chroniques.

L'IA n'est pas encore parvenue à une maturité scientifique suffisante pour que les médecins de terrain puissent lui faire une totale confiance dans leur pratique quotidienne. A part quelques publications qui montrent que l'IA est un peu supérieure à l'intelligence humaine (IH) dans le domaine de la lecture d'images médicales, il faut bien reconnaître que la plupart des articles scientifiques publiés à ce jour montrent seulement sa non-infériorité par rapport à l'IH et que l'avenir est peut être d'associer l'IA à l'IH pour atteindre une plus grande perfection diagnostique.

Le grand avantage des algorithmes installés sur de puissants calculateurs est la rapidité d'analyse à la réponse posée. L'IA doit être considérée aujourd'hui comme un moyen qui aide le médecin à élaborer très rapidement un diagnostic médical, très proche de l'exactitude, et à prendre les bonnes décisions thérapeutiques. Il ne s'agit pas du "docteur IA" qui se substituerait au "docteur IH", comme certains spécialistes du fantasme l'imaginent, mais plutôt un docteur IA qui s'associe au docteur IH pour mieux servir les personnes malades. Cette association peut être ainsi très performante et faire gagner énormément de temps au médecin de terrain à une époque où on déplore la saturation des cabinets médicaux ou des délais insoutenables de consultations spécialisées. L'IA donnera du temps au médecin pour avoir une meilleure relation avec ses patients et rendre ainsi la pratique médicale plus humaine.

Un parcours de soins structuré par la télémédecine et l'IA est probablement un modèle d'avenir pour que les patients atteints de maladies chroniques soient suivis à leur domicile.

Rappelons d'abord que la prise en charge pluriprofessionnelle d'un patient atteint d'une maladie chronique s'est développée spontanément dans le milieu soignant depuis près de 20 ans.

La prise en charge d'un patient diabétique est particulièrement illustrative de cette pluridisciplinarité dans le parcours.

Au moment du bilan initial, ce sont au moins 5 professionnels de santé qui interviennent : le médecin traitant, l'endocrinologue, l'ophtalmologue, le dentiste, et si c'est un enfant, le pédiatre. D'autres spécialités, comme le néphrologue, le cardiologue, peuvent également intervenir à ce stade initial.

Pour le traitement et le suivi du patient interviennent au moins 12 professionnels de santé médicaux et paramédicaux (médecin traitant, pharmacien, infirmier, orthoptiste, dentiste, diététicien, podologue et dans des situations particulières de l'évolution de la maladie, l'endocrinologue (déséquilibre du diabète), l'ophtalmologue (diagnostic d'une rétinopathie), le néphrologue (apparition d'une protéinurie, d'une hypertension artérielle, d'une insuffisance rénale), le pneumologue (pour l'apnée du sommeil fréquente chez le diabétique), le cardiologue (dépistage de la maladie coronarienne silencieuse), le neurologue (exploration d'une neuropathie périphérique), etc.

Le médecin traitant a en charge la coordination du parcours. On mesure avec cette énumération de professionnels de santé impliqués dans le parcours de soins toutes les difficultés que peut rencontrer le médecin traitant pour animer un tel parcours. Voyons comment il est aidé aujourd'hui et comment la télémédecine et l'IA pourraient à court terme contribuer à rendre moins complexe ce parcours.

Aujourd'hui, le lien entre les professionnels de santé repose sur l'usage du Dossier médical partagé (DMP) qui sera généralisé en 2018 par l'Assurance maladie, soit 15 ans après la création du concept. Répondra t'il aux attentes des professionnels du terrain et des patients ? Peut-être, mais son usage ne sera pas universel car il dépendra du patient qui est propriétaire de son dossier médical. Les données de santé à caractère personnel lui appartiennent.

Si, sur la douzaine de professionnels de santé impliqués dans un parcours de soins d'un patient diabétique, seulement la moitié alimente le DMP, on voit bien que ce dossier médical partagé sera très vite inopérant car incomplet. Il n'est pas prévu dans la loi d'imposer au médecin de l'alimenter et d'obliger le patient à autoriser tout professionnel de santé à y accéder. Il manque aujourd'hui une évaluation sur le service médical rendu par ce DMP. Dans un précédent billet, nous avons soulevé des questions sur la pérennité du recours au DMP par les professionnels de santé, notamment par les médecins traitants (voir le billet intitulé " DMP ou Big Data" dans la rubrique "Articles de fond") à l'ère de l'IA et du Big data.

Que peut-on attendre de la télémédecine et de l'IA pour faciliter la coordination d'un parcours de soins chroniques entre tous les professionnels de santé impliqués ? De quoi a besoin le médecin traitant, responsable de cette coordination des soins ?

Aujourd'hui, le médecin traitant peut obtenir l'avis du spécialiste par une téléexpertise asynchrone à partir du dossier médical (voir les différents billets sur la téléexpertise dans la rubrique "le pratico-pratique"). Il peut de ce fait éviter le recours aux spécialistes par une consultation traditionnelle dont le délai peut être très long, responsable alors d'une rupture dans la continuité des soins et souvent d'une perte de chance pour le patient. Il lui suffit de définir des procédures simples avec ses correspondants spécialistes, la demande de téléexpertise, avec ou sans imagerie, étant adressée par une messagerie sécurisée en santé (MSS). Ainsi, dans le pilotage du parcours d'un patient diabétique, le médecin traitant peut demander l'avis de plusieurs spécialistes par téléexpertise asynchrone lorsque l'examen clinique du spécialiste ne s'avère pas nécessaire. 

L'IA propose dès à présent des prestations qui permettent au médecin traitant d'être moins dépendant de la téléexpertise ou de la consultation du spécialiste : l'interprétation d'une image de rétinographie pour le dépistage de la rétinopathie diabétique peut éviter dans un premier temps de recueillir l'avis de l'ophtalmologue dont les délais de rendez-vous dans certaines régions atteignent une dizaine de mois, l'interprétation fiable d'un ECG peut éviter dans un premier temps d'avoir l'avis du cardiologue sur une arythmie cardiaque et de recueillir ensuite son avis sur la thérapeutique à mettre en oeuvre par téléexpertise asynchrone, l'interprétation d'une image de tumeur cutanée qui s'avère bénigne peut éviter de recueillir l'avis du dermatologue. Il faut souhaiter que dans un futur proche, ces moyens nouveaux de l'IA soient mis à la disposition des médecins traitants (et pas seulement des spécialistes) pour réduire les téléexpertises de 1èr avis et éviter ainsi certaines consultations spécialisées dont les délais de rendez-vous sont responsables de véritables ruptures dans la continuité d'une prise en charge au sein du parcours de soins.

La démarche diagnostique au cours d'une téléconsultation peut être également améliorée par un système algorithmique d'aide au diagnostic. Il faut souligner la renaissance de la sémiologie médicale puisque la question posée au système d'IA reposera sur des signes décrits par le patient et retraduits par le médecin en langage médical. Ainsi le médecin n'aura pas toujours besoin de requérir au DMP ou à l'examen physique pour affiner son diagnostic. Enfin, il est aujourd'hui nécessaire de tracer kes conclusions d'une téléconsultation, qu'elle soit réalisée avec le médecin traitant ou le médecin spécialiste. Les systèmes de reconnaissance vocale seront d'une aide indiscutable dans la conduite d'une téléconsultation et la nécessaire traçabilité écrite.

De même, dans la télésurveillance au domicile de patients atteints de maladies chroniques, les systèmes algorithmiques mis en place devraient permettre de personnaliser la surveillance d'un patient. Ce sera probablement la manière de mettre un terme aux systèmes de dispositifs médicaux (DM) "monopathologie" qui auront vite des limites puisque les études épidémiologiques ont montré que la personne âgée de 85 ans cumule au moins 8 maladies chroniques. Il y a donc tout un champ de progrès pour la mise en place de DM qui permettent au médecin traitant de choisir tel ou tel indicateur selon l'épisode de soin et les systèmes de l'IA seront fort utiles. L'usage des objets connectés et des applis mobiles (IoT) fait partie des progrès attendus à condition que leur fiabilité et leur sécurité soient démontrées. Ils seront de plus en plus autoapprenants grâce à l'IA.

L'implication du patient lui-même dans sa propre surveillance progressera, mais il ne faut pas oublier qu'en 2018 près de 13 millions de français n'ont pas encore accès à internet et que c'est dans cette population que se trouvent la plupart des patients âgés atteints de maladies chroniques.

Avec les professionnels de santés non médicaux, pharmaciens et infirmières ayant le niveau de pratiques avancées, la téléconsultation et la téléexpertise se développeront au sein du parcours, comme cela se réalise déjà dans les autres pays européens (voir le billet intitulé " télémédecine (23) dans la rubrique "articles de fond") toujours en lien avec le médecin traitant qui reste responsable de la coordination du parcours. Il est rassurant de savoir que l'Assurance maladie envisage d'étudier le financement de ces pratiques de télémédecine effectuées sous la responsabilité du médecin traitant au décours de la négociation conventionnelle actuellement engagée avec les représentants des médecins libéraux.

Ce billet ne peut donner qu'un aperçu sommaire de l'implication à court terme de la télémédecine et de l'IA dans le parcours de soins des patients atteints de maladies chroniques. Le lecteur comprendra que la télémédecine et les solutions apportées par l'IA dans le domaine médicale ont commencé, ensemble, à fonder le nouvel exercice de la médecine au XXIème siècle. Ces nouveaux moyens, partagés avec tous les professionnels de santé impliqués dans le parcours, redonneront au médecin traitant du temps médical pour assurer sa mission humaniste auprès de la personne malade. 

3 février 2018

 

 

 

 

 

Commentaires

Lamarche-Arène

11.02.2018 17:32

bonjour Professeur, l'Assurance Maladie envisage la rémunération des actes de télémédecine : si c'est au tarif indigne des actes actuels...Nous n'irons pas plus loin.

Pierre Simon

17.02.2018 01:06

Merci de votre contribution. Il faut attendre la fin des négociations conventionnelles pour connaître les tarifs. Les syndicats demandent à ce qu'une téléconsultation soit payée comme une cs complexe

Bruno Boutteau

04.02.2018 08:41

Bjr Dr, vous interroger le service médical rendu par ce DMP. Il est le même que celui rendu par un DPI au sein d'un ES, ici il sert le parcours tout acteur confondu. Bien à vous

Pierre Simon

04.02.2018 16:51

Merci de ce commentaire. Le SMR du DMP est présupposé. Il n'y a aujourd'hui, à ma connaissance, aucune étude d'impact sur le rôle qu'il joue sur le parcours avec les acteurs. Elle reste à faire.

Derniers commentaires

01.12 | 12:57

Merci, très intéressant cet article qui me permet de donner un exemple pour illustrer un cours!

16.11 | 16:08

Merci du commentaire

16.11 | 16:07

Merci de votre commentaire

16.11 | 04:04

Très intéressant en effet, merci.

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