Le développement de la télémédecine en France peut-il bénéficier d'une Conférence de consensus ?

Nous avons résumé dans un billet précédent la Charte des bonnes pratiques de la téléconsultation (TLC), inspirée à la fois des recommandations de la HAS de mai 2019, du rapport du CNOM sur les "mésusages" de la télémédecine publiée en février 2022 et des avenants des partenaires conventionnels avec l'Assurance maladie obligatoire (AMO), du 6 juin 2018 (avenant 6) et du 31 juillet 2021 (avenant 9), ce dernier étant entré en vigueur le 1er avril 2022. (http://www.telemedaction.org/452395661)

Nous voudrions dans ce billet faire un "état des lieux" des controverses sur la télémédecine à la sortie de la pandémie et identifier les questions qui pourraient être débattues lors d'une conférence de consensus.

Quelles sont les controverses sur la télémédecine à la sortie de la pandémie ?

Il y a ces médecins qui pensent qu'un débat est inutile, que tous les rapports et avenants sont du "charabia", que la télémédecine n'a pas besoin d'exister, que la distinction entre pratique "physique" et pratique "à distance" est une frontière à gommer. C'est la finalité qui compte et non les moyens. Les tenants de cette vision s'expriment sur les réseaux sociaux et dans les médias depuis plusieurs années.(http://www.telemedaction.org/441094724)

Il y a des médecins qui pensent que le débat doit être avant tout déontologique et éthique. C'est la position récente du CNOM qui estime que sa mission est de dire quelle est la bonne pratique déontologique de la médecine, qu'il faut privilégier la médecine en présentiel, plus humaine, sur le distanciel, le présentiel étant garant de qualité, de sécurité, de continuité des soins et de permanence des soins. Ne serait donc pas déontologique et éthique de faire de la télémédecine un exercice exclusif qui entrainerait une perte d'expérience clinique et à terme une insuffisance professionnelle. D'où un quota de 20% d'activité en télémédecine (téléconsultation et téléexpertise comprises) pour prévenir ces risques.

Il y a ces médecins qui pensent réinventer à l'ère du numérique une pratique médicale du 21ème siècle, que l'exercice de la médecine peut se faire à distance dans la majorité des cas, qu'il s'agisse de besoins réels ou de demandes de soins de la part des usagers de la santé, qu'il faut inventer une nouvelle sémiologie médicale dite "digitale", l'enseigner en formation initiale aux futurs générations de médecins, que l'on définisse dès à présent ce qu'est un soin "digital", etc.  (https://drive.google.com/file/d/1xR2zATtcigkho6Zx-ooDnxBRLrJW3B05/view?usp=sharing_eil&invite=CPDZwoMJ&ts=5ffac36e) Nous avons commenté cette position dans un précédent billet (http://www.telemedaction.org/448146158). Rattachée à cette vision, celle de revoir les organisations professionnelles, de les rendre plus innovantes pour affronter la prise en charge au domicile des patients atteints de maladies chroniques dont le nombre ne fera qu'augmenter au cours du 21ème siècle. (http://www.telemedaction.org/450445207)

Il y a ces médecins qui sortent traumatisés par l'usage de la téléconsultation au cours de la pandémie, qui ne cessent de répéter "plus jamais ça". Ces professionnels médicaux ont utilisé le téléphone, WhatsApp, Skype, Messenger, etc., et ils ont enrichi les GAFAM ! Ils estiment que leur pratique médicale à distance était dégradée, que leurs patients en ont grandement souffert, qu'il y a eu des pertes de chance, que la seule médecine de qualité est celle qui s'appuie sur l'examen physique (http://www.telemedaction.org/447844126).

Cette génération de professionnels médicaux est le plus souvent âgée de 50 ans et plus. Elle refuse d'alterner les pratiques en distanciel en complément des pratiques en présentiel. Elle ignore les travaux scientifiques régulièrement publiés depuis 40 ans qui démontrent que l'examen physique ne contribue qu'à 5% au diagnostic, que le dialogue avec le patient ("interrogatoire médical") y contribue à 70% et les examens complémentaires à 25%. ((https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-02117820/document)

Ces opposants à la télémédecine représenteraient en 2022 environ 60% de la communauté médicale, ce qui expliquerait pour une part que l'activité de téléconsultation à la sortie de la pandémie ait considérablement chuté, qu'elle ne représente aujourd'hui qu'à peine 3% de l'activité globale de consultations médicales. On est loin de la barre des 20%. Après avoir été de forts opposants à la télémédecine au 20ème siècle, ce sont aujourd'hui les psychiatres qui pratiquent le plus de téléconsultations (12% de leur activité globale).(http://www.telemedaction.org/422810550) Enfin, ces opposants pensent que la télémédecine favorise un consumérisme médical contre lequel ils estiment qu'il faut lutter. (http://www.telemedaction.org/436271998)

Il y a les industriels et start-ups du numérique en santé qui pensent que la télémédecine est un marché d'avenir, créateur d'emplois et de richesses, à l'instar de ce qui se passe dans les pays anglosaxons, en particulier aux Etats-Unis. Un "marché" de la téléconsultation serait même possible au niveau européen grâce à des alliances industrielles. Cette vision a des adeptes en France depuis 2012. (http://www.telemedaction.org/437233545) De grandes sociétés, considérées comme des "licornes" de la e-santé, ont aussi cette ambition.(http://www.telemedaction.org/449438546)(http://www.telemedaction.org/449479180)

Il y a les usagers de la santé qui étaient très favorables à la téléconsultation (9 sur 10 interrogés en 2019), et à la télémédecine en général, avant la pandémie (http://www.telemedaction.org/447449615), dont 30% ont réellement vécu la téléconsultation pendant la pandémie, qui restent encore intéressés lorsqu'ils sont jeunes, en activité professionnelle et en mobilité, et vivent dans les grandes mégapoles. A l'inverse, les usagers plus âgés ont peu connu la téléconsultation pendant la pandémie (12% de 30%), préfèrent la pratique en présentiel, ont mal vécu les conditions techniques insuffisantes de la téléconsultation pendant le confinement. La plupart sont touchés d'illectronisme et demandent à être assistés lors d'une téléconsultation. (http://www.telemedaction.org/450497110) ( http://www.telemedaction.org/450618190)

Il y a l'AMO et ses partenaires conventionnels qui ont tiré les leçons de la pandémie à travers l'avenant 9 de la Convention médicale. Ils ont écrit ensemble cette Charte de bonnes pratiques de la téléconsultation, fortement inspirée par le CNOM, dont une partie fait débat chez les adeptes de la télémédecine.(http://www.telemedaction.org/450710673)

L'AMO estime aussi que la télémédecine génère des dépenses supplémentaires et que son volume d'actes doit être maitrisé. De plus, les dépenses liées aux trois actes pris en charge (téléconsultation, téléexpertise, télésurveillance) viennent peser sur le lourd déficit de l'AMO à la sortie de pandémie. L'AMO, en 2011 lors du lancement du premier plan quinquennal de télémédecine, s'était opposée à son usage dans le secteur libéral. Il aura fallu l'engagement présidentiel en 2017 pour que son développement devienne effectif dans le secteur libéral avec un financement dans le droit commun de la Sécurité sociale à compter du 15 septembre 2018 pour la téléconsultation, du 11 février 2019 pour la téléexpertise et du 1er août 2022 pour la télésurveillance médicale des maladies chroniques. (http://www.telemedaction.org/435754254)(http://www.telemedaction.org/432375935)

Avant la pandémie, le développement des pratiques de télémédecine fut très en dessous des prévisions de l'AMO. (http://www.telemedaction.org/436567725) C'est la pandémie qui vit le développement massif de l'usage de la téléconsultation dès le premier confinement en mars 2020, en France comme dans tous les pays touchés de la planète, usage qui a ensuite diminué de façon importante, mais qui reste cependant supérieur à ce qu'il était avant la pandémie. 

Il y a enfin les pouvoirs publics qui ont réalisé en 3 ans ce tour de force d'une transformation numérique radicale de notre système de santé, encore trop peu connue des citoyens et des professionnels. La volonté des gouvernants d'acquérir une souveraineté numérique en santé est à saluer (http://www.telemedaction.org/451700437), car la pandémie a considérablement enrichi les GAFAM. 

La plateforme d'Etat (Mon Espace Santé ou MES), lancée en février 2022 (http://www.telemedaction.org/450202746), devrait permettre un développement plus rationnel et harmonieux de la santé numérique en France, en particulier de la télésanté que la loi Ma santé 2022 a étendue aux autres professionnels de santé que les médecins ( http://www.telemedaction.org/449536030).

Les élus ont le souci légitime d'améliorer l'accès aux soins dans les zones d'intervention prioritaires (ZIP) ou "déserts médicaux", amélioration qui peut survenir si de nouvelles organisations professionnelles se mettent en place au niveau de chaque territoire de santé dans une collaboration ville-hôpital. (http://www.telemedaction.org/452164786)(http://www.telemedaction.org/452207884)

Ces controverses pourraient-elles bénéficier d'une Conférence de consensus sur la télémédecine ?

Nous avions précédemment développé des arguments en faveur d'une Conférence de consensus sur la télémédecine en donnant des exemples de pays étrangers où cette pratique a été utilisée lorsqu'il y avait des controverses sur les cas d'usage de la télésanté, en situation d'urgence par exemple. (http://www.telemedaction.org/450151637)

En mars 2022, l'Académie nationale de médecine, la plus ancienne et la plus prestigieuse des sociétés médicales savantes françaises, a consacré une séance ordinaire à la télémédecine clinique en faisant un focus sur l'apport de la nouvelle plateforme d'Etat "Mon espace santé" (MES), et du nouveau DMP qui en fait partie, à l'exercice de la télémédecine clinique. Elle a élaboré 6 recommandations d'usage de la télémédecine clinique. (http://www.telemedaction.org/451984839)

Au décours de cette séance qui a particulièrement intéressé les académiciens, les communications seront publiées dans le Bulletin de l'Académie (Bulletin de l'Académie Nationale de Médecine | Vol 206, Issue 4, Pages 443-564 (April 2022) | ScienceDirect.com by Elsevier), dont certaines sont déjà en ligne depuis le 16 mai 2022 (Téléconsultation, télé-expertise, télésurveillance médicale : l’apport de « Mon Espace Santé » - ScienceDirect) (1-s2.0-S0001407922001108-main.pdf).

Les controverses que nous avons rapportées montrent que les pratiques de la télémédecine clinique ont besoin de références scientifiques, approuvées par une autorité académique. Une confrontation s'avère nécessaire entre les points de vue des professionnels de santé en activité, des universitaires, des chercheurs, des usagers de la santé, des juristes, des éthiciens, des sociologues, des industriels du numérique en santé, des représentants ordinaux, de ceux de l'AMO et du ministère de la santé. C'est le but de la Conférence de consensus qui se tiendra sur une journée entière, en fin d'année 2022, au siège de l'Académie Nationale de Médecine, 16 rue Bonaparte, 75006 Paris. 

15 mai 2022

 

 

Derniers commentaires

01.12 | 12:57

Merci, très intéressant cet article qui me permet de donner un exemple pour illustrer un cours!

16.11 | 16:08

Merci du commentaire

16.11 | 16:07

Merci de votre commentaire

16.11 | 04:04

Très intéressant en effet, merci.

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