Le nomadisme numérique postpandémie peut-il être à l'origine d'un nouveau mode de nomadisme médical ?


La transformation numérique intervenue pendant la pandémie Covid-19 a permis le développement du télétravail, pratique qui persiste en postpandémie dans un grand nombre d'entreprises.

Pour faciliter ce télétravail, de nombreux responsables ont renouvelé le parc d'ordinateurs de leur entreprise pour que leurs salariés puissent continuer ce télétravail et assister à des réunions professionnelles en Visio. Le choix de ces ordinateurs d'entreprise s'est fait sur une augmentation de la mémoire vive (16 RAM) permettant des Visio d'excellente qualité et sur un accès à la 5G, le seul accès à Wifi pouvant s'avérer insuffisant dans certains lieux où le professionnel est en mobilité. C'est cette progression des performances des ordinateurs d'entreprise qui permet aujourd'hui le développement du "nomadisme numérique" chez de jeunes adultes en mobilité professionnelle.


Nous avions déjà annoncé sur ce site, dès octobre 2020 lors de l'avènement de la 5G, l'importante évolution à attendre, laquelle aurait un impact positif et facilitateur, pensions-nous à l'époque, sur les différentes pratiques de télésanté (télémédecine et télésoin) (https://telemedaction.org/422016875/447410262).

Le développement de ce nomadisme numérique professionnel crée-t-il pour autant du consumérisme médical, comme le pense l'Assurance maladie ? Certains responsables de l'Assurance maladie utilisent même le terme de "nomadisme médical" lorsqu'ils commentent en public la forme de téléconsultation à l'initiative du citoyen qu'ils considèrent comme du consumérisme médical (https://www.linkedin.com/pulse/retour-sur-lentretien-avec-arthus-de-cormis-direction-xdm4e), dont on sait aujourd'hui qu'elle concerne essentiellement une population adulte dont l'âge moyen est de 30 ans (Evaluating the Impact of Teleconsultations on Access to Ambulatory Primary Care in Medically Underserved Areas: A National Observational Cross-Sectional Multicenter Study. Ohannessian R, Yaghobian S, Simon R, Poinsot-Chaize G, Hiridjee S, Gleize JC, Pierme JP, Amar N, Merlaud C, Maudoux C, Zerah B, Lescure F, Salomon J.Telemed J E Health. 2023 Aug 29. doi: 10.1089/tmj.2023.0274. Online ahead of print.PMID:37643308). 

Le terme "nomadisme médical" a été créé au siècle dernier et correspond à des comportements citoyens vis à vis du système de santé, comportements qui ont précédé l'ère du numérique en santé.


Qu'est-ce que le nomadisme médical ?


Le nomadisme médical est défini comme la multiplication, par un même patient, de consultations chez des praticiens différents pour un même objet, dans une période rapprochée (https://www.macsf.fr/responsabilite-professionnelle/relation-au-patient-et-deontologie/nomadisme-medical-patient).

Dans le rapport qui a pour titre "étude de la justification médicale du nomadisme", publié en 2001, l'Assurance maladie précise que le recours à plusieurs médecins par les bénéficiaires « présumés nomades » était associé à une suspicion de troubles somatoformes ou à une fibromyalgie pour 18,1 % des patients. Il était ainsi justifié pour 69,1 % des actes renseignés et non justifié ou non expliqué pour 9,5 % des patients, alors étiquetés « nomades vrais » (https://secu-independants.fr/fileadmin/mediatheque/Espace_telechargement/Etudes/nomadisme.pdf)

Le cas de la fibromyalgie est intéressant à commenter. Ce syndrome invalidant est une illustration du nomadisme médical de la fin du 20ème siècle. Longtemps ignorée par le corps médical, car les anomalies qui causent ce syndrome ne sont pas détectables par les techniques d’examen à disposition, elle fut reconnue officiellement par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 1992. Elle est considérée désormais comme une maladie chronique qui se caractérise par une douleur chronique diffuse accompagnée de fatigue, de troubles du sommeil, de troubles cognitifs et de troubles anxieux.

Les scientifiques estiment que la perception de la douleur des personnes atteintes de fibromyalgie est altérée, car la manière dont le cerveau et la moelle épinière traitent les signaux douloureux est défectueuse.

En clair, les maladies dont les causes et les traitements sont méconnus, comme la fibromyalgie, peuvent entraîner un nomadisme médical, les patients étant à la recherche de soins qui les soulagent.

Il est intéressant de souligner que dans l'étude de 2001, seulement 9% de l'échantillon étudié (72000 assurés) fut considéré comme des nomades vrais.


Au 21ème siècle, ère du numérique en santé, comment évolue le nomadisme médical ?


Un nomadisme de consultations médicales en présentiel toujours présent.

Dans la thèse de doctorat en médecine soutenue en 2018 à l'Université de Marseille (https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01977887v1/document), réalisée dans un service d'urgences hospitalier, l'auteur retrouve à peu près les mêmes pourcentages (77%) de "présumés non nomades" et de "présumés nomades" (23%) que l'Assurance maladie. La population étudiée dans la thèse de 2018 était limitée à 147 patients alors que celle de l'Assurance maladie concernait un échantillon de 72000 assurés. 

Il est intéressant de reprendre l'exemple de la fibromyalgie, maladie chronique, syndrome qu'on ne sait toujours pas traiter. La fréquence de cette maladie a été exacerbée par le Covid-19, et elle fait partie des formes de "Covid long". Le site web des Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG) précise que la pathophysiologie encore mal connue de cette maladie pourrait progresser à la suite de son développement dans le post-Covid (https://www.rafael-postcovid.ch/informations-sante/incertitudes-sur-le-post-covid).

La conclusion de l'auteur de la thèse est intéressante à rapporter. Le profil des patients, ici présumés nomades, semble tendre vers une population active d’âge moyen. Une étude plus élargie, englobant les consultations réalisées non seulement aux urgences mais également dans les cabinets de ville des médecins généralistes et des spécialistes serait souhaitable afin de vérifier ces résultats et éviter tout biais sur la sélection du lieu de consultation. Les patients nomades semblent en majorité consulter leur médecin traitant. Puis, ils consultent un ou plusieurs spécialistes et au moins un service d’urgence.

Ces écarts de parcours de soins sont justifiés par la persistance du problème de santé malgré la prise en charge, mais aussi la crainte et la recherche d’un nouvel avis, et ce, en dépit d’un traitement souvent efficace, mais avec un taux de satisfaction relativement faible. L’association de ces informations tend à laisser penser que le patient nomade semble accorder peu de confiance à son médecin, ou alors manque d’information.


La crise démographique accentue le nomadisme médical.

C'est probablement aujourd'hui une cause importante. La difficulté que rencontrent les quelque 700 000 patients en ALD, c'est à dire atteints de maladies chroniques, est indiscutable. Beaucoup n'ont pas retrouvé un médecin traitant après le départ en retraite de leur premier médecin. Cette situation conduit les patients à rechercher sans cesse un nouveau médecin traitant. Certains consultent les plateformes de rendez-vous médical ou s'adressent directement aux plateformes des sociétés de téléconsultation, en particulier pour renouveler une ordonnance. Ils peuvent consulter plusieurs fois dans la journée s'ils estiment que la téléconsultation ne les a pas totalement rassurés.

Il faut cependant reconnaître que l'Assurance maladie déploie des efforts importants pour aider ces personnes à retrouver un médecin traitant. 53 000 en auraient retrouvé un en 2023 (https://www.ameli.fr/cotes-d-armor/medecin/actualites/patients-en-ald-sans-medecin-traitant-les-listes-sont-disponibles-dans-amelipro#:~:text=Le%20plan%20d'actions%20pour,ont%20d%C3%A9sormais%20un%20m%C3%A9decin%20traitant).


Le nomadisme numérique postpandémie peut-il créer un nouveau mode de consumérisme médical ?


C'est ce que pensent certains responsables de l'Assurance maladie lorsqu'ils parlent en public de la téléconsultation à l'initiative du citoyen assurée par les plateformes commerciales.

Les jeunes adultes en mobilité professionnelle ont désormais la possibilité, avec la 5G, de contacter une plateforme de téléconsultation dans de nombreux lieux en dehors de leur domicile, de leur territoire ou de leur lieu de travail.

Ainsi, un nouveau mode de consumérisme médical pourrait exister et être caractérisé par un nombre plus élevé qu'attendu de téléconsultations de soins primaires ou de téléconsultations spécialisées hors du parcours (gynécologie, psychiatrie, ophtalmologie, pédiatrie, odontologie). Dans cette forme de téléconsultation dite "ponctuelle", à l'initiative du citoyen, le patient ne connait pas le médecin et vice-versa. Plusieurs questions peuvent alors se poser.


L'offre de téléconsultation à l'initiative du citoyen (et non d'un médecin traitant) peut-elle générer du "consumérisme" ?

L'Assurance maladie (AM) le pense, car elle considère que seul le médecin traitant peut juger de la pertinence ou non une téléconsultation ou d'une consultation présentielle. Avec une telle vision les autorités sanitaires et l'AM considèrent qu'un citoyen français a besoin en moyenne de 4 consultations médicales chaque année.

C'est l'indicateur d'accessibilité potentielle localisée (APL) mis au point en 2012 par la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES). Cet indicateur vise à préciser l’adéquation spatiale entre l’offre et la demande de soins de premier recours à un échelon géographique fin, au niveau de chaque commune française. Il vise à améliorer les indicateurs usuels d’accessibilité aux soins (distance d’accès, densité par bassin de vie ou département…). Il mobilise pour cela les données de l’AM (SNIIR-AM) ainsi que les données de population de l’Insee (https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sources-outils-et-enquetes/lindicateur-daccessibilite-potentielle-localisee-apl). Avec cet indicateur, 87% du territoire français serait un "désert médical" selon un ministre de la Santé (avril 2023) (https://www.capital.fr/economie-politique/87-de-deserts-medicaux-en-france-ces-solutions-locales-et-originales-pour-en-venir-a-bout-1466697) alors qu'en janvier 2020, le Sénat estimait que seulement 9 à 12% des communes françaises étaient réellement dans un désert médical (https://www.senat.fr/rap/r19-282/r19-282_mono.html#:~:text=Les%20d%C3%A9serts%20m%C3%A9dicaux%20concernent%20aujourd 3%20pour%20les%20m%C3%A9decins%20g%C3%A9n%C3%A9ralistes.)

Comment expliquer une telle différence de chiffres entre ceux annoncés par le ministère de la Santé en avril 2023 et ceux du rapport du Sénat publié en janvier 2020 ? De même, pourquoi considérer que la "norme" d'accès aux soins primaires serait en moyenne de 4 par citoyen français/an, alors que dans les pays de l'OCDE en 2021, le recours à la consultation médicale de soins primaires varie de 2,3 (Suède) à 15,1 (Corée du sud), avec dans les pays européens à population comparable un indicateur de 4,3 (Espagne), 5,3 (Italie), 9,6 (Allemagne). (https://data.oecd.org/fr/healthcare/consultations-medicales.htm)

Il est donc difficile de considérer que 11 millions (2 à 3% des consultations remboursées par l'AM)) de téléconsultations en 2022 (postpandémie), dont environ 3 millions (1,1%) sont réalisées sur des plateformes par les médecins des sociétés de téléconsultation, puissent relèver d'un "consumérisme médical" excessif.

Dans les différentes enquêtes réalisées en 2021 et 2022, les jeunes adultes en mobilité professionnelle et résidant dans les zones urbaines ont trouvé une réponse à la question qu'ils posaient : comment consulter un médecin au retour du travail vers 20h quand la plupart des cabinets sont fermés depuis 19h ? Et que la seule alternative serait de se rendre dans un service d'urgences hospitalier et d'y attendre plusieurs heures avant d'être examiné par un médecin ? La téléconsultation peut-elle remplacer une consultation en présentiel ?  65% des Français interrogés estiment que la téléconsultation peut remplacer une consultation en présentiel lorsque le motif est simple. En revanche, la consultation en présentiel est nettement préférée lorsque le motif relève d'un problème jugé sévère par le patient (https://telemedaction.org/423570493/447449615)((https://telemedaction.org/423570493/450618190).


L'émergence d'un nouveau système de santé associant des soins distanciels et des soins présentiels

La France semble hésitante dans la transformation de son système de santé (https://telemedaction.org/423570493/453003020).

Comme dans d'autres domaines, notre pays a l'habitude de mettre en place des normes de nature réglementaire, déontologique, économique, éthique, etc., lesquelles ne doivent pas freiner les initiatives organisationnelles des professionnels du terrain afin que les soins distanciels puissent se développer sans préjugés et sans idéologie, l''objectif étant d'améliorer l'accès aux soins de nos concitoyens. On peut regretter que certaines expériences art.51 de télésanté, pourtant innovantes sur le plan organisationnel et efficaces dans l'objectif recherché aient été jugées trop coûteuses pour être reprises dans le droit commun de la sécurité sociale (https://sante.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_au_parlement_article_51_2023.pdf), alors que des organisations professionnelles actuelles sur le terrain qui veulent utiliser la télésanté soulignent que le modèle économique du droit commun est insuffisant sans les aides complémentaires apportées par les ARS et autres organismes (https://telemedaction.org/think-tank/webinaire-25-janvier).

Au cours des dernières années, notamment au moment de la pandémie, nous avons considérablement amélioré l'usage du numérique, ce qui a permis, pendant les confinements, de développer des soins distanciels jugés particulièrement utiles dans certaines spécialités comme la psychiatrie (https://telemedaction.org/445927157/tlm-post-covid19). Les téléconsultations en psychiatrie se sont largement développées en postpandémie pour mieux répondre aux demandes de santé mentale.

Comme cela a été rappelé à plusieurs reprises sur ce site, l'exclusivité de soins en distanciels reste marginale, limitée à des motifs bénins de téléconsultation, notamment lorsqu'une consultation présentielle peut être évitée (https://telemedaction.org/422021881/consultations-pr-sentielles-vitables)(https://telemedaction.org/422021881/consultations-pr-sentielles-vitables-2).

L'alternance de soins distanciels avec des soins présentiels apporte des prises en charge de qualité, en particulier chez les patients atteints de maladies chroniques, lesquels représentent la principale demande de soins en 2024 (70% des dépenses de l'AM dans le secteur ambulatoire). Nous avons précédemment montré comment cette forme hybride de la médecine a commencé à se développer dans les parcours de soins des patients atteints de maladies chroniques (https://telemedaction.org/422021881/m-decine-hybride-au-21-me-si-cle).


En résumé, c'est une erreur de parler de surconsommation médicale en télémédecine. Les facilités apportées par la 5G pour réaliser des téléconsultations à l'initiative du citoyen doivent plutôt être soutenues. Il faut au contraire lever les freins pour que les soins distanciels se développent. Nos concitoyens ont compris qu'au 21ème siècle, nous sommes entrés dans une forme de médecine hybride associant des soins distanciels et des soins présentiels.


4 février 2024