Comment interpréter la régulation de l'activité de télésanté par l'Assurance Maladie dans le post-Covid ?

Depuis 10 mois on assiste à une volonté de l'Assurance maladie de réguler les pratiques de télésanté : quota de 20% de l'activité de téléconsultation, de télésoin, de téléexpertise, enveloppe fermée (66 M€) pour les remboursements de la télésurveillance médicale. S'agit-il d'une dépense supplémentaire pour ce qui n'est pas encore financé par l'Assurance maladie ou s'agit-il d'une volonté de l'Assurance maladie de limiter les pratiques de télésanté afin de protéger sa politique du parcours de soins primaires coordonné par le médecin traitant, laquelle serait menacée par un développement de téléconsultations "hors parcours"  ?


Le contexte post-Covid-19

Après l'euphorie médiatique sur l'envolée de la téléconsultation médicale pendant la pandémie et son remboursement à 100% jusqu'à la fin de l'état d'urgence sanitaire (31 juillet 2022), l'Assurance maladie reprend l'initiative depuis le mois d'avril 2021 en limitant l'usage de la téléconsultation et de la téléexpertise à 20% de l'activité globale d'un médecin (https://telemedaction.org/437100423/450710673).

L'envolée de la téléconsultation pendant la pandémie fut toutefois relative puisqu'au plus fort du confinement, en avril 2020, 75% des consultations médicales étaient encore réalisées en présentiel. Il n' y avait donc pas de risque de voir la téléconsultation se substituer à 100% à la consultation médicale traditionnelle centrée sur le parcours de soins. En voulant cibler, avec raison, les quelque 500 médecins (souvent des urgentistes) des plateformes commerciales qui pratiquaient une médecine ponctuelle par téléconsultation, la décision de l'Assurance maladie touche les quelque 94 000 médecins généralistes et 120 000 spécialistes qui n'avaient nullement l'intention de faire de la téléconsultation un usage exclusif.

Beaucoup de personnes ont été étonnées d'une telle mesure, s'appuyant davantage sur une vision déontologique que sur des données scientifiques (https://telemedaction.org/423570493/452442936). Le président de la République (PR) lui-même s'en est ému. Fervent partisan de la télémédecine depuis son élection en 2017, il a dénoncé cette mesure dans ses voeux adressés aux acteurs du système de santé pour l'année 2023 (https://telemedaction.org/423570493/t-l-sant-dans-la-strat-gie-territoriale). Le ministre de la Santé a même demandé à l'Assurance maladie un moratoire jusqu'à la fin des négociations avec les représentants de la médecine libérale sur la nouvelle Convention nationale médicale.

Nous développons dans ce billet l'idée qu'un recadrage trop strict des nouvelles pratiques de télésanté, que ce soit la télémédecine ou le télésoin, pourrait in fine freiner leurs usages et en conséquence la résolution de problèmes de santé publique que la télésanté serait censée améliorer (parcours de soins des patients atteints de maladies chroniques, télésurveillance médicale de ces malades au domicile, téléconsultations assistées dans les déserts médicaux, téléexpertise pour améliorer la coopération ville-hôpital, etc.)

L'Assurance maladie a toujours été attentive à ne pas payer deux fois les prestations de soins. Il est vrai que l'activité de télésanté, dans le post-Covid, se poursuit ou se développe à la fois dans le secteur libéral et dans des organisations professionnelles ou des établissements de santé déjà financés par la solidarité nationale. Lorsque l'Assurance maladie définit dans l'avenant 9 de la Convention médicale nationale une enveloppe "supplémentaire" de quelque centaines de millions d'euros pour soutenir, entre autres, l'activité de télésanté, il faut identifier comment cette dotation financière peut améliorer les pratiques de télésanté.

L'accès aux soins primaires non-programmés dans les territoires de santé sera-t-il plus efficient lorsque les plateformes commerciales de téléconsultation auront été agréées par les pouvoirs publics ?

La France n'en finit pas de payer certaines erreurs stratégiques du début des années 2000. Au motif que la médecine générale devait être reconnue comme une spécialité à part entière, ce qui était tout à fait justifié, les pouvoirs publics de l'époque ont décidé que la permanence des soins ambulatoires (PDSA) serait désormais une démarche volontaire des médecins libéraux et non plus obligatoire, l'hôpital public devant participer à cette PDSA avec une enveloppe financière globale, ce qui pouvait réduire certaines dépenses de la PDSA remboursées à l'acte.

Vingt ans après la disparition de cette obligation de PDSA pour la médecine de ville et l'affirmation par les représentants des médecins urgentistes du SAMU de l'époque que la compétence d'urgentiste hospitalier permettait de gérer toutes les urgences de ville, qu'elles fussent "ressenties" ou "réelles", les conséquences négatives du transfert de cette activité de ville sur le fonctionnement de l'hôpital public sont pour une grande part à l'origine de cette crise hospitalière "sans fin" qui dure depuis plusieurs années. Les hôpitaux publics ont supporté des venues de plus en plus massives de soins non-programmés, alors que seulement 20% de ces venues entrainaient une hospitalisation immédiate. Certaines directions hospitalières voyaient dans cette activité des urgences une manne financière supplémentaire à celle de l'activité T2A.

Comme le montrent depuis le début des années 2000 nos voisins suisses, le filtre des appels de soins non-programmés par une plateforme (MedGate) permet d'orienter les patients dans le parcours de soins avec la collaboration des médecins généralistes et spécialistes, des pharmaciens et des services hospitaliers. MedGate est parvenu à créer en quelques années un véritable parcours coordonné des soins primaires très apprécié ces citoyens suisses. Ce modèle était connu des pouvoirs publics français depuis les années 2008-2010, mais il faudra attendre plus de dix ans pour qu'il soit adopté en France, avec la création de la plateforme SAS (Service d'Accès aux Soins).

Il est vrai que l'Etat (ARS) avait contractualisé, à titre expérimental, avec une quinzaine de plateformes commerciales positionnées surtout en Ile de France, entre 2012 et 2018, dont le fonctionnement financier était assuré par des complémentaires santé et des assureurs. Le remboursement de la téléconsultation dans le droit commun de la sécurité sociale, à compter du 15 septembre 2018, a mis fin à ces expérimentations dont l'impact sur la réduction des venues aux urgences n'a jamais été vraiment évalué. Ces plateformes dites "commerciales" ont été utiles pendant la pandémie Covid-19 et les actes qu'elles réalisaient furent remboursées à 100% jusqu'à la fin septembre 2022.

Elles doivent désormais obtenir un agrément des pouvoirs publics pour que leur activité de téléconsultation continue à être remboursée par l'Assurance maladie. Seules les plateformes qui respecteront le parcours de soin territorial coordonné par le médecin traitant seront agréées (LFSS 2023). Les négociations qui vont s'engager entre le LET (les entreprises de télémédecine) et l'Assurance maladie porteront essentiellement sur la place de la téléconsultation non-programmée dans le parcours de soins territorial et l'obligation faite aux médecins qui réalisent ces téléconsultations de collaborer avec les organisations territoriales comme les CPTS, MSP, CS, etc., en particulier en traçant les comptes-rendus dans le DMP de MES (https://telemedaction.org/422021881/453458896).

De plus, ces médecins ne devront pas consacrer à la plateforme plus de 20% de leur activité médicale globale. On ne peut reprocher à l'Assurance maladie d'avoir voulu recadrer l'activité de ces plateformes qui dérivait progressivement vers un "marché" de la téléconsultation et favorisait un consumérisme médical excessif, en particulier chez les jeunes adultes vivant en zones urbaines (https://telemedaction.org/422016875/453185455). La réorganisation des soins non-programmés au sein des territoires de santé, avec l'aide des CPTS, MSP, CS et l'impact du SAS, des futures plateformes agréées et des "coalitions de santé" sur la PDSA seront intéressants à évaluer (https://telemedaction.org/423570493/t-l-sant-dans-la-strat-gie-territoriale). Les parcours de soins au sein des territoires devraient être améliorés, permettant aux patients atteints de maladies chroniques de retrouver un médecin traitant. (https://telemedaction.org/422021881/442659857)


Le nombre de téléconsultations programmées par un médecin traitant doit-il être limité ? 

L'Assurance maladie et la HAS ont toujours affirmé que les téléconsultations programmées pouvaient remplacer certaines consultations en présentiel lorsque les patients étaient connus des médecins traitants, en particulier les patients atteints de maladies chroniques chez qui l'alternance de téléconsultations et de consultations en présentiel est indiscutablement un service rendu à ces patients souvent âgés et/ou handicapés. Un simple calcul montre que le quota de 20% n'est pas adapté à l'amélioration du parcours de soins des patients atteints de maladies chroniques.

On considère aujourd'hui qu'un peu plus de la moitié de la patientèle d'un médecin généraliste (1000 à 1200 patients) est constituée de patients atteints de maladies chroniques, soit 500 à 600 patients en moyenne. Si chaque médecin généraliste suivait les patients chroniques en alternant une consultation en présentiel avec une téléconsultation, sur la base de 3 téléconsultations et 3 consultations présentielles par an et par patient, chaque médecin généraliste réaliserait au moins 30% de son activité globale en téléconsultation. Le chiffre de 5% pour 2022 de l'activité de téléconsultations des 94 000 médecins généralistes est forcément biaisé puisque nous savons que seulement le quart d'entre eux (23 500 environ) continue à pratiquer la téléconsultation, ce qui représente en moyenne 27% de leur activité médicale globale.

De même, près de 20% des psychiatres considèrent que la téléconsultation est un avantage pour certains patients. Ces psychiatres, sur la base du nombre de téléconsultations réalisé en 2021, l'utilisent entre 30 et 40% de leur activité globale. Tous ces chiffres montrent bien que le quota de 20% fixé dans l'avenant 9 n'est pas approprié (https://telemedaction.org/422016875/453185455).

Il faut enfin rappeler l'étude de l'institut économique Molinari (https://telemedaction.org/422016875/451568650) montrant que 10% de téléconsultations réalisées par 100 000 médecins généralistes généraient 1 milliard d'euros d'économies aux assureurs. Dans une approche qui serait purement économique de la télémédecine, l'Assurance maladie devrait prendre en compte les coûts évités par la téléconsultation lorsqu'elle est appliquée aux patients atteints de maladies chroniques.

On peut conclure que la téléconsultation programmée ne menace nullement le parcours de soins coordonné par le médecin traitant, bien au contraire, et que la dépense pour l'Assurance maladie du développement de cette pratique est bien couverte par plusieurs coûts évités, comme l'ont montrées les études économiques. Un nouveau quota de la téléconsultation à 40% de l'activité médicale globale permettrait aux 25 000 médecins généralistes qui la pratiquent une économie de 1 milliard d'euros pour l'Assurance maladie. 


Le nombre de télésoins et de téléexpertises requises auprès d'un professionnel médical doit-il être limité ?

Dans l'avenant 9, le nombre de téléexpertises requises par un médecin traitant auprès d'un confrère spécialiste a été limité à 4/an/patient pour un même expert et sa pratique avec la téléconsultation entre dans le quota des 20% d'une activité médicale globale. Ce quota est également appliqué aux pharmaciens et auxiliaires médicaux qui sont autorisés à pratiquer le télésoin et à requérir une téléexpertise auprès d'un professionnel médical. Le télésoin programmé peut améliorer le suivi des soins chez les patients atteints de maladies chroniques, en particulier dans l'exercice des IPA (https://telemedaction.org/445927157/453466513).

La téléexpertise requise est censée améliorer la coopération multidisciplinaire, en particulier dans les parcours de soins des patients atteints de maladies chroniques et dans les relations entre la ville et l'hôpital. Elle est aussi une pratique apprenante qui améliore les compétences des professionnels de santé. Le professionnel médical ou paramédical requérant apprend du professionnel médical requis.

Il serait donc préférable que cette pratique nouvelle pour les professionnels paramédicaux ne soit pas limitée en nombre afin que la collaboration pluriprofessionnelle dans les parcours de soins puisse véritablement se mettre en place, apporter les bénéfices attendus pour les patients et réduire certaines dépenses évitables, comme les coûts de transport. La dépense supplémentaire qui serait induite par la téléexpertise nous semble largement couverte par les coûts évités.


Le modèle économique de la télésurveillance médicale à la française est-il bien compris ?

Le décret relatif à la télésurveillance médicale, publié le 30 décembre 2022, donne le cadre réglementaire du remboursement de la télésurveillance médicale, notamment des DMN. Comme nous l'avions déjà souligné, les pouvoirs publics, à la suite de l'expérimentation ETAPES, ont choisi de poursuivre le modèle de financement forfaitaire qui s'appuyait surtout sur la participation des médecins spécialistes, dont la plupart sont salariés d'un établissement de santé. En France, les deux-tiers des médecins spécialistes exercent dans les établissements de santé.

C'est en cardiologie que la télésurveillance médicale s'est le plus développée au cours de l'expérimentation ETAPES, à la fois pour le suivi des patients porteurs de DCIT et celui des patients en insuffisance cardiaque chronique. Le bénéfice prouvé de la télésurveillance médicale chez les patients en insuffisance cardiaque porte davantage sur les hospitalisations évitées et l'amélioration de la qualité de vie sociale (https://telemedaction.org/422885857/452274576) que sur une réduction significative de la mortalité. C'est également le cas pour la BPCO (https://telemedaction.org/422885857/t-l-m-decine-55). Malgré ces bénéfices, les études conduites depuis 2010 ont toutes montrées que les coûts induits par la télésurveillance médicale au domicile étaient plus élevés que lorsque la télémédecine n'était pas utilisée, le nombre du QALY (Quality-Adjusted Life Year) n'étant pas significativement différent entre les patients télésuivis et ceux qui ne l'étaient pas, mais un coût de la télésurveillance très supérieur à la valeur du QALY standard (https://www.telemedaction.org/429367907), non acceptable pour certains états anglosaxons.

Une étude rétrospective française (programme de Suivi Clinique au Domicile ou SCAD), utilisant un modèle de Markov sur une période de 60 mois, montre qu'un gain de QALY de 0,65 année sur 10 ans génère un coût supplémentaire de 4245€ par année de vie, avec un ICER (coût/efficacité différentiels) de 4579€/QALY et de 6491€ par année de vie ajustée à la qualité de celle-ci. Les variables les plus déterminantes étaient celles liées à la gestion de l'insuffisance cardiaque, en particulier à la prévention des réhospitalisations. La probabilité que le programme SCAD soit considéré comme rentable était de 90 % à un seuil de volonté de payer (willingness-to-pay) de 11 800 €. Plus l'engagement des patients était fort dans le suivi post-hospitalisation, meilleurs étaient les résultats. Les auteurs de l'étude concluent que le programme SCAD était très rentable grâce à l'implication forte des infirmiers/infirmières dans le suivi au domicile à la sortie d'une hospitalisation pour insuffisance cardiaque aigué et que son extension en France aurait un impact budgétaire limité pour l'Assurance maladie (A telemonitoring programme in patients with heart failure in France: a cost-utility analysis. Caillon M, Sabatier R, Legallois D, Courouve L, Donio V, Boudevin F, de Chalus T, Hauchard K, Belin A, Milliez P. BMC Cardiovasc Disord. 2022 Oct 10;22(1):441. doi: 10.1186/s12872-022-02878-1.PMID: 36217130). Cette étude confirme les données de la littérature sur le rôle déterminant de l'accompagnement par des infirmiers/infirmières formés au suivi des patients avec insuffisance cardiaque chronique (Clinical effectiveness and cost-effectiveness of ambulatory heart failure nurse-led services: an integrated review. Driscoll A, Gao L, Watts JJ.BMC Cardiovasc Disord. 2022 Feb 22;22(1):64. doi: 10.1186/s12872-022-02509-9.PMID: 35193503).

Le modèle économique du SCAD implique les établissements de santé, repose essentiellement sur l'accompagnement thérapeutique des patients par les infirmiers hospitaliers et l'engagement des patients à s'autogérer (Self Management). Si un benchmarking européen des remboursements de la télésurveillance médicale devait être fait, il faudrait comparer des organisations professionnelles identiques. En France, l'Assurance maladie ne paie jamais deux fois. Les coûts assumés par les établissements de santé ne donnent pas lieu au mêmes remboursements que si toute l'organisation professionnelle était en dehors de l'établissement de santé. Pendant le programme ETAPES, le forfait de soins que recevait l'établissement expérimentateur était de 470€ pour 6 mois par patient (300€ pour le fournisseur, 110€ pour le cardiologue et 60€ pour l'éducation thérapeutique. A ce jour, les directions des établissements n'ont pas fait savoir que ce forfait était insuffisant.


25 janvier 2023